Il y a quelques jours, le 27 mars dernier, l’ENAP organisa une conférence soulignant les 50 ans de ce qui est commun de nommer la Doctrine Paul Gérin-Lajoie. Outre bien évidemment le fait que cet éminent juriste fut, en 1962, directement impliqué dans la création du CRDP, cette conférence voulait souligner, avec plusieurs chercheurs associés au CRDP (Michèle Stanton-Jean) et au RDCG (Richard Ouellet et Charles-Emmanuel Côté), le brio d’un pensée qui fit date dans la construction du Québec moderne. Ce texte fondateur date du 12 avril 1965 et il nous semble important de le recopier ici.
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Allocution du ministre de l’Éducation, M. Paul Gérin-Lajoie, aux membres du Corps consulaire de Montréal, lundi, le 12 avril à 12 h 30 – hôtel Windsor
Montréal, le 12 avril 1965
Monsieur le Doyen, Messieurs les Chefs de poste, Messieurs,
C’est sans doute la première fois qu’un membre du gouvernement du Québec est l’hôte officiel du Corps consulaire de Montréal, le plus important du Canada.
Je ne vous cacherai pas la joie que j’en éprouve personnellement. Et en ma qualité de vice-président du Conseil exécutif du Québec, j’ajouterai que j’interprète l’honneur que vous me faites ce midi comme l’indice de l’intérêt que vous portez à l’évolution de notre état fédéré, l’État québécois.
Vous constituez, sur notre territoire, une société de haute distinction qui assure la présence, auprès de nous, de gouvernements amis. Sans doute exercez-vous ici vos fonctions en vertu d’une autorisation du gouvernement fédéral : mais vous êtes, à certains égards, plus près des autorités québécoises que de celles qui vous ont habilités à agir en qualité officielle.
En effet, d’une part, la juridiction de la plupart d’entre vous se borne à des circonscriptions entièrement comprises dans les limites territoriales du Québec; d’autre part, cette même juridiction intéresse, dans une large mesure, des domaines relevant strictement de la compétence de notre État fédéré.
D’après la dernière convention de Vienne (article 5, paragraphe b), les fonctions consulaires consistent à favoriser le développement de relations commerciales, économiques, culturelles et scientifiques entre l’État d’envoi et l’État de résidence. Encore une fois, pour vous qui exercez votre juridiction ici, l’État de résidence est facile à identifier, c’est le Québec.
Plus loin, la même convention précise que vos fonctions vous habilitent, entre autres, à agir en qualité de notaire et d’officier d’état civil, à sauvegarder les intérêts des mineurs et des incapables, ressortissants de l’État d’envoi, et à transmettre des actes judiciaires et extrajudiciaires ou à exécuter des commissions rogatoires. Par contre, selon la convention, ces charges se peuvent remplir pour autant seulement que le permettent les lois et règlements de l’État de résidence.
Effectivement, certains des aspects les plus importants de votre mandat s’appliquent, au Canada, à des domaines de compétence strictement provinciale et créent, entre les gouvernements des États fédérés et vous-mêmes, des liens réels dont notre propre gouvernement reconnaît d’ailleurs toute la portée. Je rappellerai, à titre d’exemple, l’existence, depuis 1961, d’un décret ministériel (no 2012), octroyant aux consuls de carrière établis dans le Québec, et à titre de réciprocité, plusieurs privilèges d’ordre fiscal, tels que l’exemption de l’impôt sur le revenu et des droits sur les successions.
Du reste, le Québec lui-même possède à l’étranger l’embryon d’un service consulaire, grâce à ces délégués généraux qui le représentent et exercent des fonctions souvent analogues aux vôtres. Dans deux villes — Londres et Paris — les délégués généraux du Québec bénéficient en pratique des immunités et privilèges que le droit et l’usage accordent habituellement aux fonctionnaires consulaires. C’est d’ailleurs l’intention de notre gouvernement de proposer aux États intéressés la réciprocité de traitement par rapport à celui dont jouissent, en vertu du décret dont je vous ai parlé plus haut, les consuls de carrière exerçant leurs fonctions dans le Québec.
Le Québec n’est pas souverain dans tous les domaines : il est membre d’une fédération. Mais il forme, au point de vue politique, un État. Il en possède tous les éléments : territoire, population, gouvernement autonome. Il est, en outre, l’expression politique d’un peuple qui se distingue, à nombre d’égards, des communautés anglophones habitant l’Amérique du Nord.
Le Québec a, sur ce continent, sa vocation propre. La plus nombreuse des communautés francophones hors de France, le Canada français, appartient à un univers culturel dont l’axe est en Europe et non en Amérique. De ce fait, le Québec est plus qu’un simple État fédéré parmi d’autres. Il est l’instrument politique d’un groupe culturel distinct et unique dans la grande Amérique du Nord.
Depuis quelques années, la société québécoise s’est transformée à un degré qu’on n’aurait pu, hier encore, croire possible. Grâce à un état d’esprit nouveau et à une énergie débordante, cette société, à très grande majorité française de langue et de culture, sait désormais que la réalisation de ses buts et de ses aspirations propres est à sa portée.
Dans tous les domaines, le Québec fait éclater ses structures traditionnelles et s’achemine vers un destin conforme à sa personnalité. Dans tous les secteurs de l’activité, le Québécois s’est lancé fébrilement à l’action : il a reconnu que le concept d’un destin particulier suppose l’existence des moyens matériels et constitutionnels de réaliser ce destin. Cette maturation collective que connaît la société québécoise se double d’une maturation individuelle de ses citoyens. Le Québécois a assumé ses responsabilités et pris son sort entre ses mains.
L’économie, les ressources naturelles, l’éducation, l’organisation communautaire et sociale ont été les principaux champs d’action du nouveau citoyen québécois. Je rappellerai simplement, à titre de points de repère, la création des ministères de l’Éducation, des Richesses naturelles et des Affaires culturelles, la mise sur pied de la Société générale de financement, la nationalisation de l’électricité, la création prochaine d’une sidérurgie, celle d’un régime universel de retraite et d’une caisse des dépôts, qui seront bientôt une réalité, et l’instauration de l’assurance-hospitalisation, en attendant un régime complet d’assurance-maladie.
En même temps, par son énergie et son dynamisme, le Québec a fortement transformé l’équilibre politique canadien. Depuis 1960, par exemple, de nombreuses conférences interprovinciales et fédérales-provinciales ont joué un rôle important dans l’évolution de l’équilibre des pouvoirs; elles ont fourni au Québec l’occasion de prouver que les buts, les aspirations et les priorités qu’il s’est fixés ne coïncident pas toujours nécessairement avec les buts, les aspirations et les priorités d’autres régions de notre pays.
J’aimerais faire état d’un exemple qui nous touche de très près. Il y a un peu plus d’un mois, j’ai signé à Paris, avec les représentants du gouvernement de la République française, une entente sur des questions d’éducation. Depuis, on a fait grand état de cette entente et de nombreux observateurs se sont montrés étonnés de la « nouveauté » qu’elle représentait sur les plans diplomatique et constitutionnel. En réalité, cet événement a surtout démontré la détermination du Québec de prendre dans le monde contemporain la place qui lui revient et de s’assurer, à l’extérieur autant qu’à l’intérieur, tous les moyens nécessaires pour réaliser les aspirations de la société qu’il représente.
Ce bouillonnement subit du Québec, cet élan vers l’avenir, cet éveil de sa conscience collective, des observateurs de l’extérieur l’ont appelé « révolution tranquille ». Révolution moins tranquille qu’on ne l’a dit, révolution de comportement surtout, et par conséquent révolution profonde et irréversible.
Cette révolution sociale devra-t-elle nécessairement se doubler d’une révolution sur le plan constitutionnel? Il est devenu évident que le partage des tâches, établi au cours du siècle dernier entre l’État fédéral et les États fédérés, n’est plus toujours satisfaisant, du moins pour le Québec. Il est aussi devenu évident que les Québécois se sentent à l’étroit à l’intérieur de cadres constitutionnels vieux de cent ans et dont l’interprétation a souvent retardé sur les faits.
Comme vous le savez, une commission parlementaire s’occupe actuellement à Québec d’étudier les besoins nouveaux de notre État fédéré et elle recommandera aux législateurs les modifications constitutionnelles jugées indispensables à l’épanouissement de la société québécoise. Il y a déjà, à ce sujet, des points sur lesquels l’unanimité semble se faire.
Il ne faut cependant pas croire que toute évolution soit impossible d’ici à ce que la nature des changements constitutionnels nécessaires ait été précisée. Il faut bien noter que la Constitution dont le Canada a été doté en 1867 et qui a subi depuis lors maintes épreuves devant les tribunaux reconnaît aux provinces canadiennes le statut d’États pleinement et absolument souverains dans des domaines déterminés.
À l’appui de ma thèse, je citerai l’extrait suivant d’un jugement du Conseil privé, porté en 1883 :
Celles-ci (les provinces) ne sont d’aucune façon les délégués du Parlement impérial, ni n’agissent en vertu d’aucun mandat reçu de ce dernier. En décrétant que l’Ontario ayant droit à une législature et qu’il appartenait à son assemblée législative d’adopter des lois pour la province et pour des fins provinciales relativement aux sujets mentionnés à l’article 92, l’Acte de l’Amérique britannique du Nord lui conféra, non pas des pouvoirs qu’elle était sensée exercer par délégation ou en qualité d’agent du Parlement impérial, mais une autorité aussi complète et aussi vaste, dans les bornes prescrites par l’article 92, que le Parlement impérial, dans la plénitude de ses attributions, possédait et pouvait conférer. Dans les limites des sujets précités, la législature locale exerce un pouvoir souverain, et possède la même autorité que le Parlement impérial ou le Parlement du Dominion aurait, dans les circonstances analogues…
[Hodge V. La Reine (1883) 9 A.C. 117 – Cité en français dans O’Connor, Rapport du Sénat – 1939]
C’est dire que l’activité débordante que manifeste l’État du Québec depuis cinq ans dans les domaines qu’il n’avait pas jusqu’alors abordés ne doit apparaître en aucune façon comme révolutionnaire sur le plan constitutionnel.
En fait, le Québec ne fait qu’utiliser des pouvoirs qu’il détient. J’irai jusqu’à dire que le Québec commence seulement à utiliser pleinement les pouvoirs qu’il détient. Ce n’est pas parce qu’il a négligé dans le passé d’utiliser ces pouvoirs, qu’ils ont cessé d’exister. Dans tous les domaines qui sont complètement ou partiellement de sa compétence, le Québec entend désormais jouer un rôle direct, conforme à sa personnalité et à la mesure de ses droits.
L’action gouvernementale actuelle déroge peut-être à l’habitude, mais elle ne déroge pas à l’ordre constitutionnel. Elle représente plutôt l’émergence d’un état d’esprit nouveau — je devrais dire l’expression nouvelle d’un état d’esprit et d’un désir de liberté qui n’ont pas cessé d’exister, à l’état latent, depuis 200 ans.
J’ai mentionné, il y a un instant, la surprise qu’a causée la signature, par la France et le Québec, d’une entente sur l’éducation. Cette entente est tout à fait conforme à l’ordre constitutionnel établi. Face au droit international, en effet, le gouvernement fédéral canadien se trouve dans une position unique. S’il possède le droit incontestable de traiter avec les puissances étrangères, la mise en oeuvre des accords qu’il pourrait conclure sur des matières de juridiction provinciale échappe à sa compétence législative. Ainsi en a décidé, il y a près de trente ans, un jugement du comité judiciaire du Conseil privé, jugement qui n’a jamais été infirmé.
Au moment où le Gouvernement du Québec prend conscience de sa responsabilité dans la réalisation du destin particulier de la société québécoise, il n’a nulle envie d’abandonner au gouvernement fédéral le pouvoir d’appliquer les conventions dont les objets sont de compétence provinciale. De plus, il se rend bien compte que la situation constitutionnelle actuelle comporte quelque chose d’absurde.
Pourquoi l’État qui met un accord à exécution serait-il incapable de le négocier et de le signer lui-même? Une entente n’est-elle pas conclue dans le but essentiel d’être appliquée et n’est-ce pas à ceux qui doivent la mettre en oeuvre qu’il revient d’abord d’en préciser les termes?
En ce qui concerne les compétences internationales, la Constitution canadienne est muette. Si l’on excepte l’article 132, devenu caduc depuis le Statut de Westminster de 1931, il n’est dit nulle part que les relations internationales ressortissent uniquement à l’État fédéral. Ce n’est donc pas en vertu du droit écrit, mais plutôt de pratiques répétées depuis 40 ans, que le gouvernement central a assumé l’exclusivité des rapports avec les pays étrangers.
Il fut un temps où l’exercice exclusif par Ottawa des compétences internationales n’était guère préjudiciable aux intérêts des États fédérés, puisque le domaine des relations internationales était assez bien délimité.
Mais de nos jours, il n’en est plus ainsi. Les rapports interétatiques concernent tous les aspects de la vie sociale. C’est pourquoi, dans une fédération comme le Canada, il est maintenant nécessaire que les collectivités membres, qui le désirent, participent activement et personnellement à l’élaboration des conventions internationales qui les intéressent directement.
Il n’y a, je le répète, aucune raison que le droit d’appliquer une convention internationale soit dissocié du droit de conclure cette convention. Il s’agit des deux étapes essentielles d’une opération unique. Il n’est plus admissible non plus que l’État fédéral puisse exercer une sorte de surveillance et de contrôle d’opportunité sur les relations internationales du Québec.
À côté du plein exercice d’un jus tractatuum limité que réclame le Québec, il y a également le droit de participer à l’activité de certaines organisations internationales de caractère non politique. Un grand nombre d’organisations interétatiques n’ont été fondées que pour permettre la solution, au moyen de l’entraide internationale, de problèmes jugés jusqu’ici de nature purement locale.
De plus, la multiplication des échanges de toutes sortes entre les pays a rendu nécessaire l’intervention directe ou indirecte de l’État moderne afin de faire de ces échanges l’un des éléments essentiels du progrès, de la compréhension et de la paix entre les peuples. Dans plusieurs domaines, qui ont maintenant acquis une importance internationale, le Québec veut jouer un rôle direct, conforme à son vrai visage.
Comme celui de toutes les sociétés contemporaines, ce visage du Québec se transforme à un rythme accéléré. Non seulement est-il impensable, mais il est impossible d’arrêter ou de retarder cette transformation. Ce sont donc les institutions qui devront évoluer pour correspondre au visage nouveau de notre société.
Certains réaménagements de nos institutions sont possibles, certes, à l’intérieur des cadres constitutionnels actuels, qui nous ont convenablement servis dans la mesure où nous avons su les utiliser convenablement. Par contre, d’autres nécessiteront des changements importants pour ne pas dire une révision générale de la Constitution elle-même.
On parle actuellement du rapatriement de cette Constitution. Il est évident que ce rapatriement ne saurait en aucune façon être un point d’arrivée, un aboutissement recherché pour lui-même. Ce rapatriement, dans la perspective d’une politique à long terme, constitue un point de départ, la première étape d’un processus de modernisation dont le besoin se fait de plus en plus sentir — d’une modernisation qui devra s’opérer au Canada, par des instruments entièrement canadiens.
Le Comité parlementaire québécois de la Constitution a été saisi, depuis sa création, de la nécessité de réviser la Constitution dans des domaines comme celui du statut du lieutenant-gouverneur et de la Cour suprême en matière de droit civil et de droit constitutionnel, comme le domaine des droits linguistiques, celui des banques et des affaires économiques, de la radio et de la télévision, de la compétence internationale et de combien d’autres matières. La liste des domaines où des transformations s’imposent est loin d’être arrêtée. Au surplus, ce n’est pas seulement dans le partage des compétences qu’une révision s’impose, c’est tout autant dans l’esprit et dans la structure de nos institutions.
D’autre part, pendant que se poursuit le travail de recherche de formes constitutionnelles rénovées, le peuple du Québec et son gouvernement, je le réaffirme, sont bien déterminés à utiliser au maximum et sans arrêt les rouages constitutionnels existants pour assurer le développement du Québec selon les objectifs culturels et sociaux qu’il s’est fixés.
Je vous ai entretenus, messieurs, de ces problèmes, non pas, vous le devinez, pour vous inviter à participer à leur règlement. Je vous en ai parlé pour vous montrer toute l’importance qu’ils ont et qu’ils auront de plus en plus dans l’évolution du pays et de l’État fédéré où vous êtes en poste. Je vous en ai parlé surtout pour vous faire voir dans quel esprit le Québec aborde l’avenir et comment il entend représenter et servir pleinement un peuple qui acquiert une conscience grandissante de son identité culturelle et sociale, et qui manifeste une volonté toujours plus ferme de poursuivre son destin particulier au sein du monde contemporain.
Ce contenu a été mis à jour le 14 avril 2015 à 19 h 21 min.
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