Nous sommes ravis de partager avec vous une entrevue et des informations portant sur la résidence de Emmanuelle Marceau à l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ), disponibles sur le site de l’IERDJ.
Depuis fin 2023, l’IERDJ accueille en résidence Emmanuelle Marceau, professeure associée au département de bioéthique de l’Université de Montréal, co-chercheure au CRDP (Centre de Recherche en Droit Public) et professeure de philosophie au Cégep du Vieux Montréal. Retour sur les deux premiers ateliers des 28 novembre 2023 et 27 juin 2024 et projection sur le troisième atelier prévu le 14 novembre 2024.
Lors du premier atelier, vous avez montré qu’éthique et droit entretiennent des rapports complémentaires. En quoi peut-il être question d’éthique lorsqu’un magistrat conduit une audience, qu’il apprécie les éléments de preuve ou qu’il interprète une notion juridique ?
Emmanuelle Marceau : Très bonne question ! L’éthique intervient quand le juge conduit une audience, dans la façon dont il intervient auprès des parties, mais également dans sa recherche des faits (fondés) ou encore dans l’interprétation de notions juridiques. C’est son jugement qui est mis en œuvre, qui va être mobilisé et qui va probablement être basé sur ce qu’il interprète comme étant le plus véridique possible dans ce qui est soumis. En ce sens, on peut dire que la recherche de ce qui est vrai fait partie d’une démarche de délibération, une démarche éthique où l’on va chercher à reconstruire une situation, sa singularité, pour finalement déterminer ce qui est le plus vraisemblable. Au niveau de l’interprétation de notions juridiques, on pourrait donner comme exemples en contexte québécois mais aussi français, la « bonne foi » ou la « dangerosité » que les juges ont à interpréter. Dans la construction des notions, le juge peut s’appuyer sur la jurisprudence et les critères du droit, mais devra, au besoin, construire ces notions et les apprécier en situation. On peut citer les travaux de Dworkin qui donnaient effectivement au juge le rôle de « créateur du droit ».
Pour vous, l’éthique se distingue de la déontologie. Quelle est la différence entre ces deux notions ?
E.M : Parce qu’effective dans plusieurs milieux, on rend l’éthique synonyme de déontologie et vice versa. Alors que pour plusieurs chercheuses et chercheurs, il y a une distinction fondamentale. D’une part, la déontologie va être associée à la norme de comportement attendu, souvent en ayant comme objectif la conformité des pratiques. Elle est généralement assortie de sanctions en cas de manquements. Elle est souvent établie par un ordre ou autre organisme ou institution qui regroupe des personnes partageant une identité commune. D’autre part, l’éthique, en complémentarité à la déontologie, permet de jeter un regard critique et réflexif sur une situation donnée pour déterminer quelle serait la meilleure attitude à adopter. Elle permet une réflexion pour apprécier la mise en œuvre d’une norme ou la compléter en cas d’insuffisance. Elle met l’accent sur les valeurs en situation et la pratique réflexive. Elle vise à harmoniser les comportements. Sur ce sujet, on peut notamment citer Ricœur pour qui l’éthique met en avant cette dimension réflexive par rapport à la morale ou la déontologie.
S’inscrire dans une démarche éthique revient donc à se donner les moyens de décider et d’agir dans un environnement fait d’exigences multiples, parfois contradictoires. L’éthique apparaît-elle comme ouvrant des espaces de liberté ?
E.M : Absolument. L’éthique est un mode autorégulatoire, comparativement à d’autres modes hétérorégulatoires, comme la déontologie, le droit, mais aussi la morale. Dans un mode autorégulatoire, une personne ou un groupe de personnes s’engagent dans une élucidation collective pour déterminer, décider de la meilleure approche dans une circonstance donnée. La démarche est autonome. C’est ce que certains philosophes (Malherbe) appellent l’autonomie responsable (je choisis librement x, mais je dois répondre de mon action en la justifiant et en assumant ses conséquences). Et effectivement, cette démarche peut être initiée à la suite de normes contradictoires dans un environnement. L’éthique permet alors de décider et de réconcilier les exigences multiples qui peuvent dans certains cas créer des situations difficiles. Je pense, entre autres, au Québec aux infirmiers et infirmières qui ont une obligation déontologique de veiller au bien-être des personnes, mais qui se retrouvent en milieu hospitalier avec des quotas ou des exigences de voir plusieurs patientes ou patients dans un très court laps de temps. Plusieurs étudiantes infirmières m’ont relaté le stress, voir la détresse, que cela leur cause.
Vous proposez des grilles d’analyse pour aider les magistrats à identifier les dilemmes éthiques dans leur activité, grilles que vous avez présentées lors du deuxième atelier. Comment les avez-vous conçues et quel est leur objectif ?
E.M : Ces grilles apparaissent importantes pour soutenir les magistrats qui sont aux prises avec des dilemmes éthiques ou qui veulent jeter un regard plus éthique sur une situation donnée. J’ai d’abord fait un survol des grilles de délibération éthique qui étaient disponibles au Québec, et ce essentiellement dans les domaines de l’éthique professionnelle et de la bioéthique. J’ai donc construit non pas une, mais bien deux grilles de délibération qui m’apparaissaient différentes, et qui méritaient donc des démarches distinctes. La première permet d’identifier et réfléchir les dilemmes éthiques dans l’activité professionnelle des magistrats et la seconde est consacrée spécifiquement à l’acte de juger. Pour bonifier et valider ces grilles, j’ai d’abord consulté des membres de mon équipe de recherche et des magistrates et magistrats québécois et français. Ceci m’a permis de « tester » les grilles et recueillir leurs commentaires. Par la suite, j’ai pu réduire la taille des grilles et effectuer d’autres changements pour les améliorer. L’idée était d’obtenir des outils pratiques, utiles aux praticiennes et praticiens sur le terrain.
Les échanges qui ont eu lieu pendant les ateliers montrent qu’au-delà des magistrats, d’autres professionnels se sentent concernés par vos travaux. Comment l’expliquez-vous ?
E.M : C’est une autre belle question ! En fait, je remarque que d’autres professions se retrouvent dans des situations similaires à celles des juges, où les individus ont la responsabilité de mettre en œuvre un cadre normatif (un règlement ou un cadre déontologique par exemple) pour lequel il peut parfois survenir un malaise ou des interrogations, d’où le recours à l’éthique. Dans le contexte québécois, on peut penser à des commissaires aux plaintes (chargés de recueillir les doléances visant un établissement de santé), des enquêteurs ou encore des syndics d’ordres professionnels. Les professionnels concernés sont souvent formés pour appliquer des normes dans des cas généraux, mais la réalité démontre que des anomalies ou des cas singuliers, des situations particulières, surgissent et peuvent faire en sorte que la mise en œuvre de la norme apparaisse injuste ou que celle-ci crée des malaises. En effet, parfois la norme ne couvre pas les situations de la vie quotidienne de la réalité vécue. Il arrive aussi que son application crée une injustice. Plusieurs personnes qui ne travaillent pas dans le domaine du droit m’ont confirmé leur intérêt pour notre livre à paraître sur les Dimensions éthiques dans l’acte de juger. Cet intérêt démontre bien la complémentarité entre l’éthique et le droit dans de multiples sphères de la vie professionnelle, pas seulement pour les juristes.
Quel sera le contenu du troisième et dernier atelier ?
E.M : Nous allons présenter le contenu d’un article que nous écrivons dans le cadre de ce projet. Nous allons revenir brièvement sur l’évolution du droit pour démontrer comment il peut rentrer parfois en tension avec l’éthique, ce qui justifie l’importance de laisser une place pour la réflexivité dans le droit. Nous allons proposer une perspective pragmatique pour comprendre et explorer ce lien entre l’éthique et le droit. Ceci nous mènera à compléter les travaux initiés dans le cadre de ma thèse intitulée Les défis de l’éthicisation du droit : validité conceptuelle des lois éthiques en contexte québécois. J’y avais proposé trois phases d’éthicisation du droit : l’émergence de valeurs explicites avec l’adoption des chartes des droits et libertés dans le droit, l’apparition des alternatives aux droits – pensons aux modes de PRD au Québec et aux MARD en France, et finalement le phénomène des lois éthiques. Dans l’article et notre présentation en novembre, nous allons soumettre l’hypothèse d’une 4e phase d’éthicisation du droit, qui est intimement liée au rôle du juge qui évolue. J’espère vous y voir en grand nombre ! »
Quel bilan tirez-vous de ces trois ateliers ?
E.M : Ces ateliers ont été l’occasion de discuter du projet de recherche L’éthique comme source complémentaire du droit dans la fonction de juger que je dirige, financé par le Fonds de recherche du Québec (FRQ) et ses principaux résultats. Dans chacun de ces ateliers, les échanges ont toujours été très riches et soutenus. Les participantes et participants ont soulevé des enjeux de fond très pertinents, ce qui a permis d’alimenter et de confirmer les orientations de mes travaux. L’intérêt pour les questions de recherche que j’aborde dans le cadre de ce projet trouvent écho sur divers continents, ce qui illustre bien le besoin d’étudier la complémentarité entre l’éthique et le droit dans les fonctions des juges. En somme, ces ateliers ont été un grand succès et des plus enrichissants.
Quelles suites à cette résidence ?
Il y aura une parution des actes des différentes présentations que j’ai effectuées à l’IERDJ en 2024, dans le cadre de ma résidence de recherche. Ils seront une occasion pour diffuser à la fois les exposés, mais également les commentaires et échanges formulés par les participantes et les participants à la suite de ceux-ci. De surcroit, le Pr. André Lacroix et moi rédigeons actuellement un livre intitulé Dimensions éthiques de l’acte de juger. Ce manuscrit se veut un outil pratique permettant aux juges d’identifier rapidement les pièges pouvant être rencontrés et fournir des repères pour l’agir éthique, notamment par l’entremise de grilles d’analyse pratique permettant de mieux prendre en compte les enjeux éthiques dans les décisions judiciaires et en éthique professionnelle. Je compte bien revenir à l’IERDJ en 2025 pour en faire une présentation et organiser un lancement du livre. Je viens également de déposer une nouvelle demande de financement au Québec, pour laquelle l’IERDJ est partenaire et qui porte sur la conciliation judiciaire. Ce projet de recherche serait l’occasion de renouveler la collaboration avec l’IERDJ et d’aborder les enjeux éthiques liés à la conciliation judiciaire. Enfin, l’entente de collaboration entre l’IERDJ et le Centre de recherche en droit publique (CRDP) de l’Université de Montréal laisse présager de nouveaux projets et autres collaborations dans les mois et années à venir !
Consultez le programme de la résidence ici !
Retour en image sur le premier atelier de Emmanuelle Marceau.
Ce contenu a été mis à jour le 23 octobre 2024 à 23 h 01 min.