Intelligence artificielle : Karim Benyekhlef, l’homme qui automatise la justice
L'Obs Sara Daniel
29 novembre 2018
En voyant le tapis d’écrans plats, les caméras rotatives et la régie son, on croirait s’être perdu dans les couloirs de l’école d’ingénieurs, mais c’est bien l’auditoire de la faculté de droit où le rendez-vous a été fixé. Cet après-midi, Karim Benyekhlef y discute avec des partenaires venus d’HEC Paris et du Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles. Pendant ce temps-là, derrière une vitre teintée, des informaticiens s’affairent au milieu d’imposants serveurs. C’est la spécificité du Laboratoire de cyberjustice qu’il a fondé en 2010 : relier recherches en sciences juridiques et en informatique.
Ce laboratoire est aujourd’hui l’un des plus réputés au monde et fait office de vaisseau-amiral dans plusieurs consortiums internationaux de recherche. Karim Benyekhlef explique :
« La cyberjustice, c’est l’intégration des technologies algorithmiques, de l’information et de la communication dans les processus judiciaires ou extrajudiciaires de règlement de conflit. Son objectif est d’accroître l’accès à la justice et d’alléger le fardeau des juges. »
Des logiciels pour aider le justiciable au quotidien
Au sein de ce laboratoire, les chercheurs repensent les attentes des citoyens, dialoguent avec les juges et les avocats, puis modélisent et conçoivent des logiciels pour aider le justiciable au quotidien. Ce travail s’effectue à partir des nouvelles technologies de l’apprentissage profond (« deep dearning ») et de l’apprentissage automatique (« machine learning »), en étroite collaboration avec leurs collègues de l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal (MILA) dirigé par Yoshua Bengio, l’un de trois concepteurs de l’apprentissage profond. Montréal est aujourd’hui, pour employer une expression anglophone qui ferait bondir ces parfaits bilingues qui défendent la langue française, « the place to be » dans le domaine.
Les vrais dangers de l’intelligence artificielle
L’une des dernières réussites du Laboratoire de cyberjustice est un agent conversationnel (« chatbot ») destiné aux locataires et aux propriétaires. Il évalue la validité d’une plainte, analyse ensuite la jurisprudence et prédit enfin une décision. Résultat : une réponse rédigée en termes clairs et accessibles. Karim Benyekhlef précise la démarche :
« Nous avions conscience que l’accès à la justice est un problème grave, qui crée des inégalités et des discriminations entre les citoyens. Parce que payer un avocat est hors de moyen ou parce que le droit est trop complexe. Nous avons vu que l’intelligence artificielle pouvait apporter des solutions. »
Dans la même veine, le laboratoire vient de créer « PARLe », une plateforme de résolution de litige en ligne soutenue par l’Office québécois de la protection du consommateur. Elle permet aux consommateurs de déposer des réclamations à l’encontre de commerçants et d’entreprises avec lesquels ils entrent directement en négociation. En cas de désaccord persistant, un médiateur intervient par le même moyen. Ces réclamations, il les aurait souvent abandonnées auparavant, parce que le montant du préjudice était trop faible ou parce que la procédure était trop longue. Désormais, ces litiges se règlent en moyenne en vingt-huit jours au lieu de douze mois devant la cour.
Et le Laboratoire de cyberjustice continue d’avancer dans cette voie : il vient de créer le premier tribunal entièrement en ligne du Canada pour favoriser la négociation et la médiation des conflits de copropriété.
Respect de l’Etat de droit et des droits fondamentaux
Loin des murs craquelés des vieux tribunaux, des piles de dossiers qui pourrissent dans les greniers et des preuves qui s’égarent dans les caves, le monde de la justice est en pleine révolution.
« On assiste à l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un droit ‘SMART’, c’est-à-dire Scientifique ; Mathématique ; Algorithmique ; guidés par les Risques ; et Technologique. Cela ouvre des opportunités impensables il y a encore quelques années, mais il faut en même temps vraiment prendre garde dans cette évolution au respect des principes de l’Etat de droit et des droits fondamentaux », expliquent tour à tour David Restrepo Amariles, professeur à HEC Paris, et Gregory Lewkowicz, professeur à l’Université libre de Bruxelles, présents ce jour-là au Laboratoire de cyberjustice de Montréal.
En Suède et en Estonie, on échange désormais les titres de propriété via des chaînes de blocs (« blockchains »). Fini les frais de notaire. Aux Pays-Bas, une plateforme en ligne soutenue par l’Etat existe déjà pour régler son divorce. Un moyen plus rapide, moins onéreux et moins passionnel que le tribunal, plaident ses concepteurs. Très bien. Mais en Grande-Bretagne, un algorithme fiscal suit aujourd’hui à la trace les contribuables, calcule en temps réel leurs rentrées et leurs dépenses et surveille leurs signes extérieurs de richesse. Même les achats en liquide sont scrutés et l’argent noir évalué. Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des Comptes publics, a révélé récemment que Bercy expérimenterait début 2019 un système similaire.
Karim Benyekhlef prévient à son tour :
« Si la technologie est bien adaptée pour aider à régler les conflits de basse intensité, elle demeure encore incertaine pour des conflits plus complexes, qui impliquent un jugement de valeur et des affects pour lesquels l’appréciation humaine est primordiale. »
Il suffit de penser aux matières correctionnelle ou pénale, où le danger de déléguer les décisions à une technologie est grand. Aux Etats-Unis, un algorithme mis en place par la justice pour prédire les risques de récidive produisait (ou plutôt reproduisait) des discriminations raciales et sociales manifestes : les Afro-Américains notamment, sur la base d’antécédents identiques, voire avec un casier judiciaire moins lourd, étaient quasi systématiquement considérés comme représentant un risque plus important que les Blancs. Depuis, il a été abandonné.
Ce contenu a été mis à jour le 29 novembre 2018 à 11 h 42 min.